La guerre des graines

De tout temps les sociétés humaines ont sélectionné les meilleures graines pour les meilleures cultures. Certaines entreprises sont parvenues à s’en accaparer. Alors comment défendre la diversité de nos graines contre une disparition prévisible ?

Cette article fut publié en quatre épisodes dans les Feuilles de Chou n°48 à 51.

Une histoire de sélection

Les graines sont la base de notre nourriture. Depuis au moins 12 000 ans, on les cultive et on les échange. Les agriculteurs ont appris à les « sélectionner » empiriquement, par tris et éliminations successives, en privilégiant certaines plutôt que d’autres suivant leur adaptation à la qualité des terrains, l’altitude, le climat, pour obtenir la meilleure qualité et la plus grande quantité de production.

Or, au cours de l’histoire il a fallu faire face à un problème de plus en plus urgent : nourrir tous les humains de la planète, choisir parfois entre abondance et rareté, l’enjeu étant l’indépendance alimentaire par rapport à d’autres pays. Les chercheurs se sont mis au travail et ont trouvé des solutions. Au début, c’était une avancée extraordinaire, de meilleurs rendements, réguliers et prévisibles, moins de maladies, ce qui a occulté des inconvénients, comme la nécessité d’user largement de pesticides et d’uniformiser les cultures.

La prise de conscience a été laborieuse, celle d’une hyper productivité, d’un très bon rendement, corrélé à l’utilisation massive de produits nocifs et à la disparition de la biodiversité, conduisant à des produits clonés tous identiques. Enfin l’impossibilité de revenir en arrière puisque pour produire et vendre, il faut absolument que les semences utilisées soient inscrites au CATALOGUE !

Le catalogue

Le catalogue officiel des espèces et variétés végétales répertorie les espèces et leurs variétés cultivées issues de sélection (cultivars), dont les semences sont autorisées à la vente et à la culture (variétés potagères, fruitières et certaines plantes à vocations ornementales). En France, le Catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées, créé en 1932, est remis à jour périodiquement. Il existe un catalogue dans chaque pays d’Europe et la somme de ces catalogues constitue le Catalogue européen des espèces et variétés. On trouve de tels catalogues dans de nombreux autres pays.

Le catalogue européen comptait en 2014 plus de 23 000 variétés de grande culture (84 espèces différentes), dont environ 2 000 pour les cultures céréalières et oléo-protéagineuses, et plus de 21 000 variétés potagères (48 espèces). Il a pour objectif premier de garantir à l’agriculteur et aux filières agroalimentaires des critères de qualité et une certaine standardisation et stabilité des produits. Il doit aider au suivi de la variété au cours de la production de semences, ou de plants, de l’utilisation par l’agriculteur et jusqu’à un certain stade de la valorisation du produit de récolte au cours de la transformation.

Mais certains acteurs (associations et groupements de paysans) estiment que ce Catalogue n’est pas adapté à toutes les réalités du monde agricole, pouvant même nuire à la sauvegarde de la biodiversité et à la coévolution. De plus, l’inscription a un coût initial qui est augmenté par des annuités tout au long de la durée d’inscription. Et c’est un comité technique permanent de la sélection (CTPS), composé de représentants des semenciers, de la recherche et de l’État qui est chargé de la gestion du Catalogue.

Les maîtres des semences

Or, de grands groupes industriels, maîtres de la chimie de par le monde, ont décidé de breveter le vivant, de privatiser les semences.* On est alors passé de l’idée généreuse de nourrir la planète à celle de faire des profits, en contraignant les paysans-agriculteurs, devenus des exploitants agricoles, à racheter chaque année des semences. Car les plants récoltés, hybrides, ne sont plus capables de se reproduire. L’endettement récurrent de certains petits producteurs a amené des faillites considérables, des suicides, nombreux sur tous les continents.

Le droit français laisse libre à tout un chacun de semer et récolter pour sa consommation ou son usage personnel toutes espèces végétales, hors espèces considérées localement comme nuisibles ou pouvant porter atteinte à l’équilibre écologique local. En revanche, il interdit la vente de ces semences, de même que les échanges de semences entre paysans, quand ils peuvent être assimilés à des ventes. Ou bien on conserve, ou bien on produit. La loi semencière interdit de faire les deux à la fois. Des semences standardisées réclament des conditions standardisées, à grand renfort d’engrais et pesticides, et ne sont plus adaptées à la diversité des territoires.

Alors, seuls quelques paysans et associations d’amateurs s’épuisent à sauvegarder les variétés anciennes en dépit de ces contraintes réglementaires inadaptées aux réalités du vivant.

* Les trois entreprises qui contrôlent 53 % du marché mondial de semences sont Monsanto (26 %), DuPont Pioneer (18,2 %) et Syngenta (9,2 %). Entre la quatrième et la dixième place, on trouve Vilmorin (du groupe français Limagrain), WinField, l’allemande KWS, Bayer Cropscience, Dow AgroSciences et les japonaises Sakata et Takii. Ces dix entreprises dominent les 75 % du marché mondial de semences.

Le coffre-fort de l’Apocalypse

Le « coffre-fort de l’apocalypse » construit en Arctique est une réserve mondiale qui pourra contenir jusqu’à 4,5 millions d’échantillons végétaux. Il se trouve au nord de la Norvège sur une île de l’archipel du Svalbard à 1000 km du pôle Nord. Les graines des principales cultures vivrières du monde sont conservées à une température de – 18°C. Dès 2015, la chambre forte comptait 850 000 échantillons. Censée protéger le patrimoine alimentaire de l’humanité d’une catastrophe planétaire, cette « Arche de Noé » suscite bien des interrogations quant à ses motivations réelles. Officiellement, l’objectif est de disposer d’un « grenier » mobilisable afin de « garantir la préservation de la diversité des produits agricoles pour le futur ».

Notons que les différents États et institutions qui fournissent ces semences en restent propriétaires. En effet, si une variété de culture vient à disparaître, les États et institutions pourront récupérer les graines qu’ils ont déposées. Le coffre permet à chacun de garder son bien ! Si cela n’est bien sûr pas suffisant pour recréer l’ensemble de la biodiversité des végétaux, il s’agit d’un palliatif qui pourrait être d’un grand secours en cas de crise majeure et planétaire : changements climatiques, menaces nucléaires, effondrement de la biodiversité, épidémies, catastrophes naturelles, chute d’un météorite.

En fait, on peut s’inquiéter du désintéressement de ce « jardin d’Eden ». Les noms bien connus des différents investisseurs sèment le trouble sur l’objectif réel de ce projet. En plus du gouvernement norvégien, on trouve le Global Crop Diversity Trust, financé et soutenu notamment par la Fondation Bill et Melinda Gates, la Fondation Rockefeller, Dupont/Pioneer, Syngenta. Officiellement, les graines pourraient être conservées pendant 400 à 500 ans, mais personne ne sait vraiment combien de temps elles pourront garder leur capacité à germer. Une incertitude qui sème le doute pour Guy Kastler, fondateur du Réseau Semences Paysannes : « le seul intérêt pour les multinationales c’est de déposer des brevets sur les séquences génétiques des graines ».

Il existe déjà des banques de semences à travers le monde qui conservent en plusieurs exemplaires les graines si précieuses. Les concentrer en un seul endroit, si les autres devaient fermer pour différentes raisons, pourrait au contraire, augmenter considérablement le risque que ce projet cherche à prévenir officiellement.

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